Pour la première fois depuis l’indépendance, le Sénégal est dirigé par un président polygame. Ce régime matrimonial traditionnel est une norme répandue au pays de la Téranga, où 95% de la population est de confession musulmane.
La polygamie au Sénégal est une réalité sociale, mais pas un sujet électoral. Sans écho, ni slogan, elle s’est installée désormais au sein du palais présidentiel, incarnée par un président de 44 ans, Bassirou Diomaye Faye, et ses deux épouses, Marie Khone et Absa. La première s’est mariée il y a 15 ans et a eu quatre enfants. La seconde épouse, niarel en wolof, s’est mariée il y a un peu plus d’un an.
Polygame en toute transparence
Les deux épouses ont été présentées par le candidat lors de son dernier meeting de campagne à Mbour devant une foule de partisans. L’homme politique et ses deux femmes, main dans la main, lèvent ensemble les bras au ciel, sans prendre la parole. Cette retenue traduit un moment rare pour Bassirou Diomaye Faye, plutôt discret. Le candidat de l’ex-Pastef s’illustre en faisant preuve d’une transparence que tous les candidats n’observent pas. « Durant toute la campagne, personne n’a posé le problème de la polygamie », assure l’écrivaine sénégalaise Ken Bugul, qui par sa plume, a elle-même témoigné de son expérience d’un mariage polygame. Selon elle, l’accession d’un homme polygame au sommet du pouvoir était quasi inéluctable, tant cette situation est répandue, y compris parmi les candidats validés. « Les deux candidats arrivés en tête de l’élection sont polygames », assure-t-elle. Sauf que, interrogé sur cette question, l’ex-Premier ministre et candidat de la majorité Amadou Ba, arrivé second, n’a lui ni affirmé, ni infirmé être polygame.
Valeurs africaines ou religieuses ?
Selon la féministe sénégalaise Ndèye Fatou Kane, le caractère polygame du candidat Bassirou Diomaye Faye n’a guère influé sur le vote des Sénégalais : « Il s’agit d’un vote de rupture. Beaucoup de monde voulait un changement ». Néanmoins, elle observe que à la lecture des réactions sur les réseaux sociaux venant notamment d’autres pays africains, l’élection d’un président polygame au Sénégal renvoie l’image d’un « retour aux valeurs africaines ». Un discours qui se confond avec celui sur la souveraineté et le sentiment nationaliste cultivé par le Pastef de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko. Mais « de quelles valeurs africaines est-il question ? », s’interroge-t-elle.
Une pratique répandue
Dans le pays où 95% de la population est de confession musulmane, la polygamie est bel et bien répandue. En 2013, 32,5% des Sénégalais mariés vivent en union polygamique, selon les chiffres de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie. En 2018, selon la même agence, la polygamie concerne 32% des femmes âgés de 15 à 49 ans, et 10% des hommes de la même tranche d’âge. S’il y a peu de variations dans le temps, d’autres facteurs influent sensiblement sur la polygamie. Avec l’âge, elle est multipliée par 4 chez les femmes entre 15-19 ans et 45-49 ans, où elle concerne 51% des personnes. De même, 19% des hommes âgés de 45-49 ans déclarent être polygames contre 3% seulement pour les 25-29 ans.
La polygamie de femmes puissantes
Pour les femmes, le milieu rural est plus propice aux unions polygamiques, tout comme un niveau d’instruction moins élevé. Cela dit, dans la pratique, la réalité est plus contrastée. « Il y a de plus en plus de femmes intellectuelles ou carriéristes qui se retrouvent dans des ménages polygamiques », observe Ken Bugul.
L’explication de cette « bizarrerie », selon le mot de l’écrivaine, tient à la puissance et la réussite matérielle de certaines Sénégalaises. « Avant, on attendait d’un futur mari les 3 V : Villa, Voiture, carte Visa. Maintenant les femmes accédant à des carrières très importantes, comme avocates, médecins voire ministres, ont acquis par elles-mêmes les 3V et gagné leur indépendance. Ce n’est qu’à partir de ce moment, âgées de plus de 35 ans, qu’elles envisagent de se marier. Face à la pénurie d’homme du même âge à épouser, elles optent pour le statut de deuxième épouse ».
Ndèye Fatou Kane s’étonne d’un certain « regain de la polygamie » qui porte à croire qu’« avoir un foyer avec deux femmes ou plus est un moyen de grimper dans l’échelle sociale. Avec un président polygame, cela encourage à suivre ce modèle ».
Un mariage avec trois options
En réalité, devant l’officier d’état civil, les hommes peuvent choisir entre 3 options de régime matrimonial : monogamique, polygamique limitée à deux épouses et enfin polygamique limitée à 4 épouses, comme l’autorise la religion musulmane. En l’absence d’option formulée, c’est le régime polygamique élargi qui prévaut. En revanche, le choix du régime monogamique est irréversible, même après un divorce. Ces dispositions sont fixées par le Code de la famille, qui bien que laïc, est édifié sur le socle religieux musulman.
La polygamie non assumée
Une autre pratique vient s’ajouter dans le corpus de stratégies matrimoniales au Sénégal, mais en dehors du cadre de l’état civil. Le Takou Souf, en wolof, est une union cachée entre un homme et une femme, en présence de rares témoins. Bien qu’existante, cette pratique n’est pas encouragée. A cet égard, le sociologue Djiby Diakhité, cité par l’AFP, voit dans l’élection de Bassirou Diomaye Faye « un signal fort pour que les autres hommes assument également leur polygamie ».
Ken Bugul insiste sur un choix de la polygamie relevant du couple. « La polygamie n’est pas une institution mais une histoire de relation entre un homme et une femme, cela touche à l’intime. Il ne s’agit pas d’une valeur commune partagée par tous, comme les droits de l’Homme, les droits des femmes. »
Mais de l’avis de Ndèye Fatou Kane, le choix d’un régime matrimonial relève parfois de l’hypocrisie. « Étant donné le caractère irréversible du régime monogamique, les hommes invoquent une protection plus forte qu’apporterait le régime polygamique pour motiver leur choix devant leur femme ».
Les « wu jj », co-épouses ou rivales
Pour les femmes, il est possible de changer de régime matrimonial, après un divorce. Mais elles ne peuvent empêcher leur mari de prendre une autre épouse s’il le peut et le veut. Reste que la pression sociale pèse sur les femmes seules : l’accès au mariage et à la maternité peut primer, sur toute autre considération, d’autant plus qu’une maternité hors mariage condamne à la réprobation de la société. La tradition musulmane préconise un traitement égal par le mari entre les différentes épouses. Cela se traduit par le nombre de jours et de nuits avec chacune, par la façon de les entretenir mais aussi de les aimer de la même manière. Reste que rien ne permet de le garantir. Cela peut créer des rivalités potentielles entre co-épouses, en fonction de leur âge, de leur physique voire de leur progéniture. Une situation de rivalité qui est traduite en wolof par le terme de « wu jj », ou rivale, qui désigne une co-épouse.
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